Problématique

 Dans le paysage scientifique qui est le nôtre – la cartographie disciplinaire, c’est-à-dire le découpage de la recherche en spécialités, est à la fois le préalable et l’obstacle aux avancées des connaissances. Elle en est la condition liminaire puisque la discipline constitue une référence première, en ce qu’elle désigne à la fois un ensemble de savoirs, mais aussi une communauté de méthodes indispensables à la recherche autour d’un objet donné[1]. Mais, elle y fait aussi écran en créant un cloisonnement intellectuel, voire parfois institutionnel, qui nuit au renouvellement des questionnements scientifiques. Cet écueil est d’autant plus grand pour les sciences humaines et sociales qui supposent justement de ne pas dissocier les faits de leurs représentations[2].

 Pour autant, cette fragmentation disciplinaire n’est pas la seule à structurer le paysage scientifique. Ainsi l’émergence de champs de recherche, à l’intersection[3](Kian 2015) ou au lieu de l’imbrication  de plusieurs disciplines, apparaît comme celle d’espaces de dialogue qui tentent de faire équilibre à un système majoritairement disciplinaire. La création d’un groupe de sections CNU dit « pluridisciplinaire » – regroupant l’histoire des sciences et techniques, les sciences de l’éducation, celles de l’information et de la communication, du « corps en mouvement » (activités physiques et sportives) et du rapport entre langues et territoires (cultures et langues régionales) – pourrait d’ailleurs être interprétée comme une reconnaissance institutionnelle de cette mobilité des frontières ou plus précisément, d’une forme de colonialité[4] des savoirs disciplinaires.

 Mais, il est également un autre espace qui participe pleinement de ce discours « sur le brouillage des frontières disciplinaires ; […] [et] a par conséquent la vertu de nous interroger sur la définition de ces frontières, avant qu’elles ne soient bousculées » (Guichard 2014): les humanités numériques. Exacerbant les oppositions traditionnelles entre savoir et techniques, systèmes de signes[5] et supports de connaissances, formalisme théorique et données empiriques etc., ce couple de mots, souvent qualifié d’oxymore, saisit d’emblée l’ensemble de la communauté universitaire et au-delà. Entre novembre 2010 et juillet 2011, le quotidien The New York Times consacra ainsi une série de six articles aux digital humanities dont le titre, « Humanities 2.0 Old books and new media », résume parfaitement la double tension au cœur des pratiques et des politiques scientifiques actuelles : entre héritage et anticipation, d’une part, entre disciplines et domaines de recherche, de l’autre[6]. Faut-il alors interroger les disciplines ? Ou faut-il investir, au sein des humanités numériques, les objets ou sujets mêmes d’études pluridisciplinaires et y chercher, par les moyens de la transdisciplinarité, des concepts interdisciplinaires émergents tels les processus ayant conduit à la fondation des sciences cognitives (Varela et Lavoie 1989) ou encore des digital studies ? Les humanités numériques sont-elles un outil critique (Bénel 2014) ou une remise en cause des ancrages disciplinaires ? Les humanités numériques constituent-elles un domaine disciplinaire émergent (Paquienséguy 2017) ou le(s) signe(s) d’une appartenance/intersubjectivité à/au sein d’une communauté en devenir où sont partagées de nouvelles pratiques de théories scientifiques ? Les humanités numériques ont-elles les propriétés organologiques des pharmakons : remèdes pour les un-es, poisons pour les autres, voire, par extension, lieu d’un rituel sacrant ou sacrifiant les humanités à l’aune d’une transformation radicale de l’université, voire de la destruction des savoirs (Stiegler 2015)?

 On part du constat que l’interdisciplinarité elle-même, omniprésente dans les discours au sein des humanités numériques, semble y être peu interrogée. Définie comme naturelle dans un plaidoyer pour leur histoire (Berra 2015) elle est aussi une approche que les humanités numériques ont à cœur de pratiquer[7], elles-mêmes relevant « de l’ordre du désir » (Bénel 2014).  Favorisée par le numérique[8], sa pratique au sein des humanités numériques constitue l'opportunité d'une réflexivité instrumentée (Berra 2015). Et, requérant à nouveau une élaboration épistémologique de ses formes (Besnier et Perriault 2014), l’interdisciplinarité participe elle-même déjà de résultats novateurs sur les rapports codifiés (Jouxtel 2014) entre représentation digitale et réel (Tarte 2011) contribuant à enterrer définitivement le dualisme imaginaire (littéraire) - réel pour lui préférer une structure anamorphique (Monjour, Vitali Rosati, et Wormser 2016).

 L’objet de ce séminaire n’est pas d’interroger ce que sont les disciplines, la mobilité de leurs frontières ou les phénomènes de structuration scientifique ou institutionnelle, etc. Il ne s’agit pas non plus de différencier, dans une dualité antique, les arts libéraux des arts ancillaires, les humanités des (technologies) numériques. On s’intéresse ici aux processus engageant des doctorant-es, ingénieur-es, enseignant-es chercheur-ses issu-es de diverses sections disciplinaires ou de divers corps de métier curieux-ses de l’émergence (ou non) d’un nouveau champ de recherche, ou semblant suivre une logique commune d’appartenance à un domaine émergent ou encore partageant/interrogeant des pratiques de recherche inscrites dans les usages du couple de mots humanités numériques.

Eléments de Bibliographie (Zotero) – EN COURS DE COMPLETION

Bénel, Aurélien. 2014. « Quelle interdisciplinarité pour les « humanités numériques » ? » Les cahiers du numérique 10 (4): 103‑32. doi:10.3166/lcn.10.4.103-132.
Berra, Aurélien. 2015. « Pour une histoire des humanités numériques ». Critique, no 819‑820 (septembre): 613‑26. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=CRITI_819_0613.
Besnier, Jean-Michel, et Jacques Perriault. 2014. « Introduction générale ». Hermès, La Revue, no 67 (mars): 13‑15. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_067_0013.
Guichard, Éric. 2014. « L’internet et les épistémologies des sciences humaines et sociales ». Revue Sciences/Lettres, no 2 (février). doi:10.4000/rsl.389.
Jouxtel, Pascal. 2014. « La mémétique, une science à l’état sauvage, Memetics, an undomesticated science ». Hermès, La Revue, no 67 (mars): 50‑56. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_067_0050.
Kian, Jules Falquet et Azadeh. 2015. « Introduction : Intersectionnalité et colonialité ». Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes, no 20 (janvier). http://cedref.revues.org/731.
Lévy-Leblond, Jean-Marc. 2014. « Éloge de la discipline ». Hermès, La Revue, no 67 (mars): 202‑5. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_067_0202.
Monjour, Servanne, Marcello Vitali Rosati, et Gérard Wormser. 2016. « Le fait littéraire au temps du numérique ». Sens Public, décembre. http://sens-public.org/article1224.html.
Paquienséguy, Françoise. 2017. « Manifeste pour un positionnement des Sciences de l’Information Communication (SIC) vis-à-vis des Digital Studies (DS) et autres mutations du Numérique ». Revue française des sciences de l’information et de la communication, no 10 (janvier). http://rfsic.revues.org/2630.
Souchier, Emmanuel, L'image du texte pour une théorie de l'énonciation éditoriale, Les cahiers de médiologie, 1998/2 (N° 6), p. 137-145. DOI : 10.3917/cdm.006.0137. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm
Stiegler, Bernard. 2015. La société automatique. Paris: Fayard.Tarte, S. M. 2011. « Digitizing the Act of Papyrological Interpretation: Negotiating Spurious Exactitude and Genuine Uncertainty ». Literary and Linguistic Computing 26 (3): 349‑58. doi:10.1093/llc/fqr015.
Varela, Francisco J., et Pierre Lavoie. 1989. Connaître: les sciences cognitives ; tendances et perspectives. Science ouverte. Paris: Éd. du Seuil.

[1] Qui plus est d’un point de vue heuristique, l’interdisciplinarité, pour être définie, nécessite a priori (ou en retour) de préciser ce que sont les disciplines(Lévy-Leblond 2014).
[2] La non dissociation des sciences humaines et des sciences sociales dans le système académique français permet de limiter l’effet de fragmentation des différentes approches de la connaissance de l’Homme.
[3] Dans une perspective féministe, poser la question centrale : qui énonce l’intersectionnalité et à partir de quelle position ? Elle prône d’indiscipliner les disciplines, plutôt que de se battre pour fonder des Études intersectionnelles. (…) le concept d’intersectionnalité, se prête également à une utilisation comme « outil de gestion de la diversité » et peut même se transformer en un « mantra du multiculturalisme libéral [… qui]  agit en complicité avec l'appareil disciplinaire de l'État (Kian 2015)
[4] Introduction : Intersectionnalité et colonialité, Débats contemporains, (Falquet & al, 2015), voir note 3
[5] Ecrits, audio-visuels, gestuels etc.
[6] Patricia Cohen, « Humanities 2.0. Old books and new media », New York Times [en ligne], 17/11/2010-27/07/2011, http://topics.nytimes.com/top/features/books/series/humanities_20/index.html  [consulté le 25/04/2017].
[7] Tarte Ségolène, Séminaire TransversHN 2017, MSH Alpes, en ligne http://msh-alpes.fr/fr/transvers-hn-seminaire-transversal-recherche-formation-en-humanites-numeriques, consulté le 8 mars 2017
[8] Suzanne Dumouchel, Les Humanités Numériques: une nouvelle discipline universitaire? 19/06/2015, https://dhiha.hypotheses.org/1539

 

 

 

Personnes connectées : 3