Problématique de la journée de lancement, mardi 20 mars 2018, Université de Rouen Normandie
Partant de ces constats, une première journée met en débat la question du texte littéraire ou scientifique, de sa production et médiation, de son image et circulation, des modalités de sa transformation et de sa réception au sein de l’espace numérique. A cette fin, deux concepts ou théories relatives aux pratiques de l’édition du texte et déployées au moyen de plusieurs disciplines sont discutées : l’éditorialisation, objet du séminaire transatlantique « Ecritures Numériques et éditorialisation » et l’énonciation éditoriale dont les fondements attachés au livre s’étendent aux écrits d’écrans, notamment. Ces deux approches s’appuient sur une même méthodologie, la médiologie, développée sous l’autorité de Régis Debray – non sans controverse – à la fin des années 1990 et fédérant de nombreux-ses chercheur-s-es de diverses disciplines.
A l’heure des débats sur le déploiement des revues scientifiques en sciences humaines et sociales en accès libre (ou open access), et plus généralement sur la diffusion des savoirs et technologies dans la société, la journée propose d’interroger ce que le numérique fait à l’édition scientifique, en particulier : comment expliquer l’influence de la plateforme sur la matérialité du texte[1] et sur le déploiement de controverses ? Car, au-delà des mots éditorialisation et énonciation éditoriale, choisir un terme adéquat au seuil des disciplines et des objets constitués revient à trahir la déchirure disciplinaire ou à réévaluer cette déchirure au regard d’une nouvelle problématique (Souchier, 1998).
Extrait de Georges Perec, Penser-Classer, collection "Librairie du XXIème siècle", Editions du Seuil, 2004.
Ici, la reconnaissance d’une relation de co-détermination entre la culture et la technique semble commune aux deux théories, bien que différenciée et objet de débats actuels. De même, le rôle constituant des usages de la plateforme et la dimension opératoire (ou opérationnelle) des pratiques éditoriales semblent des considérants communs. L’objet des travaux peut aussi être considéré comme commun, bien que sur un périmètre fortement élargi pour la théorie de l’éditorialisation, que l’on restreint ici à la production ou la mise en forme d’écrits ou de textes scientifiques ou littéraires sur des supports numériques. De quel ordre serait alors la différenciation des approches discutées ? Les théories de l’éditorialisation et de l’énonciation éditoriale seraient-elles à même de contribuer au dialogue entre les disciplines mobilisées dans un continuum de la transformation de la recherche en train de se faire ?
Pour Marcelo Vitali Rosati[2], l’existence d’un objet informationnel est contingente à sa médiation (numérique). Une forme-texte de l’objet émerge de dynamiques au sein des structures de l’espace numérique. Le geste éditorial numérique – où les techniques conditionnent la structure de la pensée, est caractérisé par sa fragmentarité[3]. Ainsi, le réel et le digital se confondent dans un espace et une temporalité ouverts, laissant place à l’imprévu : l’objet informationnel (médié) est alors un objet instable. Suivant ces principes, les attributs du concept d’éditorialisation sont issus des propriétés des structures techniques associées aux pratiques d’une diversité d’acteurs de la médiation, dont les formes d’autorité sont distinctes voire contradictoires.
A contrario, l’autorité associée au concept d’énonciation éditoriale développé par Emmanuel Souchier est celle de l’auteur du texte qui prend forme, associée à celle de l’éditeur ou de contributeurs dotés de droits voisins du droit d’auteur. Ainsi, contrairement au concept d’éditorialisation, l’énonciation éditoriale institue une forme texte en anticipant les modalités de sa réception et sa trivialité[4]. La temporalité du geste éditorial différencie alors l’original de ses transformations ou circulations là où l’éditorialisation décrit un processus d’effacement de l’auteur en raison des caractères multiple et performatif des dynamiques en jeu : l’original n’existerait plus.
Multiplicité et pluralité, discours et capacités performatives ne sont pas les seuls attributs en débat ici : en choisissant le néologisme/anglicisme éditorialisation, Marcelo Vitali Rosati prend le parti d’articuler à priori l’expression multiple ou collective d’une opinion personnelle (to editorialize, une culture littéraire ?) à des structures complexes de production d’objets informationnels dits instables. Le terme énonciation qualifié d’éditorial semble adopter une description de l’acte d’édition proche du concept d’enaction : l’énonciation éditoriale différencie la pluralité du collectif énonciateur du premier texte et le(s) lecteur(s) du texte second. En d’autres mots [et de manière caricaturale], pourrait-on considérer que les deux théories illustrent une forme de confrontation bienveillante de deux paradigmes sur un même objet de recherche : l’une, computationnelle, serait-elle fondée sur la métaphore de l’ordinateur, l’autre, déclinant la réception de l’acte éditorial d’êtres culturels, sur celle des organismes vivants[5] ?
[1] Ingrid Mayeur, À propos des concepts d’énonciation éditoriale et d’éditorialisation, 09/2016, en ligne https://driv.hypotheses.org/99 consulté le 21 novembre 2017
[2] Qu’est-ce que l’éditorialisation, Marcelo Vitali Rosati, septembre 2016, en ligne, http://www.sens-public.org/article1184.html consulté le 9 novembre 2017
[3] dans le sens d’un rapport complexe entre fragments et réagencement des fragments en unités de sens
[4] la nature des processus de communication qui permettent aux savoirs et aux valeurs de la culture de gagner divers espaces sociaux : un complexe que je nomme la vie triviale des êtres culturels, Jean-François Tétu, « Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir », Questions de communication [En ligne], 26 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 22 novembre 2017. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/9384
[5] École thématique CNRS, Constructivisme et énaction, 2006